UN BORDEL MONSTRE PARTOUT

TEXTE Constance Debré PHOTO Hervé Joseph Lebrun
17.02.2021 Les Inrockuptibles

Guillaume Dustan est l’un des écrivains les plus importants de notre époque, l’un aussi – et ce n’est pas la même chose tant ces deux qualités ne se recoupent pas nécessairement – des intellectuels français les plus excitants qui soient (ce qui n’est pas si fréquent). Dustan ne s’est pas contenté de (bien) écrire sa vie, il a pensé son temps. Il y a peu d’auteurs qui sont à ce point un grand écrivain, par le style, la force et la pure beauté de ses textes, et qui avancent en même temps une pensée aussi précise, radicale, révolutionnaire et renseignée sur la société qui l’entoure et qui est encore, à travers son analyse, la nôtre.

Il peut toujours mettre dans ses livres toute la musique electro qu’il veut et l’ecstasy et les pétards et la coke et la fête et les godes et les pinces à sein et tout le matos de la baise, il peut toujours faire que ça pendant des pages et des pages, raconter ces gestes-là, raconter ce que les gens qui n’y comprennent rien appellent le plaisir, Dustan ne sera jamais léger, jamais pop, jamais drag, jamais queen. Ou bien seulement à la surface des choses, celle qu’on voit quand on ne regarde rien. La vérité c’est que Guillaume Dustan est un moraliste. Un moraliste français. Dans la tradition du XVIIe et du XVIIIe siècles. Comme Vauvenargues, Joubert, Chamfort, La Rochefoucauld.

Aussi homosexuel/gay/queer (il varie dans ses revendications) qu’il soit, et Dieu sait qu’il l’est, il n’est pas que ça

Un moraliste ça parle de morale. Ou de politique si vous préférez puisque en fait c’est pareil. De politique. De pouvoir. De liberté. C’est de ça que parle Dustan. Dans tous ses livres. Du premier au dernier. C’est pour cette raison qu’il n’est pas besoin d’être pédé pour le lire, ni d’aimer la sexe hard ou les drogues. C’est pour ça qu’aussi homosexuel/gay/queer (il varie dans ses revendications) qu’il soit, et Dieu sait qu’il l’est, il n’est pas que ça. Par le particulier il arrive au général, par l’intime il arrive au politique.

Moraliste, Dustan l’était dès ses trois premiers livres. C’était dans les phrases de Dans ma chambre (1996), Je sors ce soir (1997), Plus fort que moi (1998). Dans leur style sec, direct, brûlant et glacé à la fois. C’était dans ce qu’il y racontait, sa vie sexuelle, sa vie homosexuelle, les drogues, les boîtes de nuit, les rencontres et la vie du “ghetto” (Le Marais) à l’époque du sida. La beauté, l’audace altière de ces trois livres tiennent aussi à leur qualité de livres de survie : “Il était hors de question d’écrire sur ma vie honteuse, ma vie de rat. Impossible. Si j’ai pu écrire mon premier livre, c’est parce que je pensais que j’allais mourir. Dans un testament on est libre. On déshérite” (Nicolas Pages). Et dans leur facture sans psychologie ni discours.

“Dans ma vie il n’y avait que le réel.” L’ambition politique, ou moraliste, était aussi dans l’intention derrière les phrases (j’ai parfois l’impression qu’on oublie que les écrivains n’écrivent pas ce qui leur passe par la tête, qu’ils ne racontent pas leur vie pour le plaisir – il n’y en a pas –, mais qu’ils le font avec une intention, qui dit à quelle hauteur ils se tiennent). Parce que dire Je et parler de sexe (a fortiori homosexuel, a fortiori hard) c’est politique d’emblée.

“Dire c’est faire exister. Légitimer. Donner le droit à être. Dire que ce qui est jour après jour proclamé l’ordre parfait des choses n’est qu’un ordre arbitraire et mauvais” Guillaume Dustan in Nicolas Pages

Ce n’est pas un hasard qu’à la même époque, Angot (L’Inceste), Despentes (Baise-moi), ou Houellebecq, par exemple, soient eux aussi entrés en littérature par le Je et/ou le sexe. Raconter (tranquillement) la transgression c’est dénoncer l’interdit.

“Comme si les histoires incarnées remettaient en cause de façon beaucoup plus violente que tout discours, théorique, esthétique, plastique, poétique. Raconter une histoire, c’est donner un modèle. Une histoire est toujours exemplaire. Dans la grande ignorance de la bonne manière d’orienter sa vie, dans la lutte des passions et de leur répression sociale, une histoire racontée indique le chemin. Dire c’est faire exister. Légitimer. Donner le droit à être. Dire que ce qui est jour après jour proclamé l’ordre parfait des choses n’est qu’un ordre arbitraire et mauvais. 

Comment avoir la nostalgie du passé quand le passé c’est l’esclavage, les serfs, les petites bonnes violées, les mariages arrangés, l’ignorance de toutes choses, les femmes muettes sauf à la cuisine, la torture, l’absence de droit de vote, le suffrage censitaire, le service militaire obligatoire, et pour en revenir à ce qui nous intéresse, les sodomites brûlés vifs ? On vient de loin ? Et ça n’est pas fini” (Nicolas Pages).

Un bordel monstre partout Guillaume Dustan Texte Constance Debré Photographies Hervé Joseph Lebrun

La dimension politique de Dustan, en creux dans les trois premiers livres, éclate en plein dans ses trois livres suivants, Nicolas Pages (1999), Génie divin (2001), LXiR (2002), republiés et rassemblés aujourd’hui dans Œuvres II – c’est l’actu – qui vient de sortir, toujours chez P.O.L. Près de 800 pages serrées et tendues, 29 euros, excellent rapport qualité-prix, pensez-y pour la fête des Mères, des Pères et la vôtre, surtout.

Le premier intérêt de cette (re)publication tient à ce que Nicolas Pages, Génie divin et LXiR ne se trouvaient plus, si ce n’est quand on avait de la chance et à force d’obstination, sur le marché de l’occasion. Le deuxième, c’est les publiant en un même volume, d’en faire voir l’unité, de la même manière qu’Œuvres I faisait voir celle des trois premiers livres et, avec le recul du temps, leur portée, présentée avec érudition par Thomas Clerc qui en signe la/les préface(s).

Bordelmonstrepartout, ça parle de quoi ? Ça parle toujours de sa vie, amoureuse, sexuelle, personnelle, mais de moins en moins et de plus en plus d’autres choses

Ces trois livres forment un bloc, en effet. Dustan le savait. Le voulait. Il construisait non seulement ses livres mais aussi son œuvre. S’il rangeait les trois premiers dans son “Autobiopornographie”, il classait les trois suivants dans la catégorie “Bordelmonstrepartout” (Dustan est drôle, on a le droit d’être drôle, aussi), à laquelle donc correspond Œuvres II. Bordelmonstrepartout, ça parle de quoi ? Ça parle toujours de sa vie, amoureuse, sexuelle, personnelle, surtout dans Nicolas Pages, mais de moins en moins et de plus en plus d’autres choses (surtout dans Génie divin, ou GD, comme Guillaume Dustan) : la littérature, le droit, l’histoire, la politique, les femmes, l’homosexualité, la bourgeoisie, etc.

C’est la même chose et ce n’est pas la même chose, l’œuvre de Dustan. Ça avance par bloc, chaque bloc étant lié aux autres et non pas posé à côté de lui. C’est pour ça que la réédition découpée en Œuvres I, Œuvres II et Œuvres III (à venir) est passionnante, parce qu’elle fait voir l’évolution et la logique de la construction en moins de dix ans de l’œuvre littéraire intellectuelle politique et esthétique (“J’ai toujours été pour tout être”, Génie divin) de Dustan.

Dustan n’est pas un outcast, ce n’est pas un punk, un Bukowski, un Genet… Dustan est un noble qui vote pour la révolution et la mort du roi

La bascule du bloc I au bloc II se fait au milieu de Nicolas Pages, quand Dustan écrit “Je suis de moins en moins déprimé. De plus en plus politique”. Il revient sur le travail précédent, s’appuie dessus et se déploie. Ses phrases s’allongent, ses livres prennent du poids, son propos de l’ampleur. Il ne se contente plus d’énoncer, il explique, démontre, dénonce, propose – et s’amuse, ce qui peut-être aussi est nouveau (“de moins en moins déprimé”). Il passe des faits aux discours. Il dit tout. Ne s’interdit rien (cf. LXiR, bordélique oui oui et alors ? Range ta chambre c’est ce qu’on dit aux enfants, et Guillaume Dustan est contre).

Il en parle de l’intérieur et de l’extérieur à la fois. Dustan est un premier de la classe du monde qu’il critique. Un garçon qui a tout bien fait. Tout ce qu’on demande aux gens bien élevés et bons élèves, aux bourgeois si vous voulez, propres sur soi et la raie sur le côté. Le concours général, Sciences Po, l’ENA. Est-ce qu’on se souvient de ce qu’était l’ENA au tournant du dernier millénaire, de ce qu’elle était encore ? La noblesse, le cœur de l’Empire, de tout ce que dénonce Dustan.

Dustan n’est pas un outcast, ce n’est pas un punk, un Bukowski, un Genet, un Guyotat, un Dennis Cooper, un Lydia Lunch. Dustan est un noble qui vote pour la révolution et la mort du roi, dût-il y laisser sa peau, dût-il en payer le prix, celui d’être détesté par tous (les pédés parce qu’il n’est pas Act Up, le monde littéraire parce qu’il est trop moderne, ou trop sexuel, ou trop radical et que la littérature est conformiste, par la bourgeoisie parce qu’il l’a quittée).

Un bordel monstre partout Guillaume Dustan Texte Constance Debré Photographies Hervé Joseph Lebrun

Dustan n’est pas seulement un pédé du Marais, un séropo, un adepte du sexe hard, de la danse et des drogues, ce n’est pas seulement un homme jeune qui parle de la jeunesse dans les années 1990-2000, Dustan est aussi un haut fonctionnaire, un magistrat administratif, un juriste averti (“Là, je me suis souvenu que je suis aussi juriste”, Nicolas Pages), un philosophe du droit, un familier du Conseil d’Etat, de la jurisprudence des recueils Lebon, de ses arrêts bien écrits, concis, précis et froids, de la politesse de ce monde-là, de sa culture qui met tout à distance, qui interdit le Moi Je, qui préfère les romans naturalistes ou les récits de voyage, les fictions, les livres à personnages, qui aime la culture pour gens cultivés, met ceux qui n’en sont pas à distance et rassure ceux qui en sont, la culture forteresse de l’ordre qui ne bouge pas, Dustan est un type qui a tout bien fait et qui a vu comme ça vous file la nausée ce monde-là dès qu’on s’approche, comme ça vous file des frissons, le ronron de la violence et de la bêtise quand la bêtise est intelligente et la violence policée.

Il exagère. Il est extrême. Il est insupportable peut-être parfois. Il prend des risques

“C’est quoi cette société ? La folle, ce n’est pas moi. C’est elle” (Nicolas Pages). On accuse l’autofiction de narcissisme, et si Dustan se revendique égoïste, c’est sa générosité qui frappe. “Je pense Ils sont morts. Ils sont tous morts. Les Juifs, les Noirs, les pédés, les protestants, les pauvres, les fous innocents, les infirmes, les prisonniers, les Noirs, les Tahitiens, les femmes, les enfants. Je veux détruire l’ordre social. Légitime défense” (Nicolas Pages).

La pensée de Dustan n’est pas hors-sol. Elle s’inscrit, et il l’inscrit, dans un héritage littéraire et  philosophique (Locke, Descartes). Dustan est libéral. Comme les juristes (sous-catégorie civilistes en particulier) entendent ce mot. Ou comme on l’entend peut-être chez les Anglo-Saxons, sans le rictus de mépris qu’on a en France. Il est pour la liberté, la plus grande liberté possible, la liberté de l’individu(“On aimerait bien qu’on nous foute la paix”), contre toutes les structures, la famille, la morale d’Etat, la religion, les valeurs bourgeoises, patriarcales.

Dustan est utopiste, il est optimiste. Il est progressiste. Il croit à une société meilleure. Il ne fait pas que critiquer. Il propose. Dustan a un programme politique. Il va parfois très mal mais pas que et même tout le contraire en même temps. De là à là, Dustan. Il est tragique (“Si on ne parle pas de la souffrance, on ne parle pas de la vie, on ne parle de rien”…, Nicolas Pages). Il exagère. Il est extrême. Il est insupportable peut-être parfois. Il prend des risques. Il n’y va pas avec le dos de la cuillère le roi n’est pas son cousin mais il n’y va pas va petit mousse le vent te pousse. Dustan est drôle aussi. Dustan est l’anti-Guibert pour plein de raisons mais pour celle-là aussi. Pour l’élan vital, pour l’humour, pour l’altruisme. “Mais ? Guillaume Dustan ? Quel est votre secret ? Mon secret ? Je suis dépensière. Je me drogue sans arrêt. Je danse. Et, surtout, je suis amoureuse.

En moins de dix ans cet écrivain mort avant d’être vieux a écrit une œuvre essentielle par sa quantité et sa qualité

“Est-ce que tu meurs à la fin ?, me demande Cécile H. Oui, bien sûr. Comme tout le monde” (Génie divin). Guillaume Dustan est mort en 2005, à 39 ans, ce qui n’est pas tout à fait comme tout le monde, ce qui est un peu tôt pour un écrivain de cet ordre. Peut-être, sans doute, évidemment. N’empêche qu’en moins de dix ans cet écrivain mort avant d’être vieux a écrit une œuvre essentielle par sa quantité et sa qualité. En moins de dix ans il a construit un style, une esthétique, une pensée, qui parle de lui, qui parle de son époque, qui parle de la nôtre.

Il n’est qu’à le relire maintenant, avec ce petit recul qui permet de relire autrement, pour comprendre que le pressentiment qu’ont eu certains de ses contemporains, telle Virginie Despentes qui disait que c’était “le meilleur d’entre nous”, était juste et comme ce qu’il disait au début du millénaire, et c’est cela qui m’a frappée en relisant les trois livres d’Œuvres II, était visionnaire des débats qui nous agitent aujourd’hui.

Ce n’est pas qu’il les annonçait, il les dépassait souvent, sur le patriarcat, sur le féminisme, sur la bourgeoisie, sur la droite et la gauche. Et puis il y a le plaisir. Le pur plaisir que procurent ses phrases et sa pensée. C’est comme une démarche, comme une danse, quelque chose qu’il faut voir. C’est ça un grand écrivain, quelqu’un qui grandit son lecteur, qui le rend plus beau et plus intelligent et plus fort. L’urgence en 2021, c’est de relire 1999, 2001 et 2002. Et aussi 1996, 1997, 1998. Après vous pourrez passer à 2021 si vous voulez.

Œuvres II – Nicolas Pages – Génie divin – LxiR (P.O.L), édition établie, préfacée et annotée par Thomas Clerc, 800 p., 29 €

Constance Debré a reçu le prix Les Inrockuptibles pour son livre Love Me Tender en 2020

https://hervejosephlebrun.wordpress.com/wp-content/uploads/2021/05/les_inrocks_1316_dustan_debre_lebrun.pdf

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